Phonologie Aréale en Europe.
Introduction.
Par phonologie aréale, on désigne les phénomènes d'emprunts, d'influences phonologiques entre les langues, d'évolutions phonétiques communes que subissent des langues voisines, voir, si on considère des périodes de temps larges, de convergence entre les inventaires phonémiques de ces langues. Il peut s'agir de langues non-apparentées, mais aussi de langues apparentées qui développeront, indépendamment les unes des autres, des innovations communes absentes de la langue mère.
La typologie aréale avait déjà été abordée dans le cadre du cours de typologie linguistique, mais essentiellement sous l'angle de la morphosyntaxe, alors que la phonétique compte elle aussi en ce domaine nombre de phénomènes remarquables.
Dans le cadre de ce genre de travaux, on peut recourir à deux approches différentes, l'approche synchronique, l'étude des éléments d'un système en relation les uns par rapport aux autres à un instant donné, et l'approche diachronique, l'étude de l'évolution des éléments dans le temps. Les deux approches ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives, mais l'approche diachronique a été ici privilégiée, pour deux raisons : d'une part parce que l'histoire des langues européennes est assez bien documentée, tant par l'existence d'une tradition littéraire ancienne et solide que par l'importance des travaux en philologie et en étymologie qui ont porté sur ces langues. Et d'autre part parce que l'évolution phonétique d'une langue est un des phénomènes diachroniques les plus réguliers qui soit (donc assez propice à une étude détaillée), pour lequel on peut énoncer de véritables règles systématiques.
(1) exemple d'évolution phonétique régulière : palatalisation puis fricativisation du [k] latin devant une voyelle frontale.
[k] > [s] (via [ts]) / _V[+front]
Exemples (Latin > Français):
[kentum] > [sɑ̃] "cent"
[kinktuːram] > [sɛ̃tyʁ] "ceinture"
[kinerem] > [sɑ̃dʁ] "cendre"
[kʷinkʷe] > [kinkʷe] > [sɛ̃k] "cinq"
[kailum] > [kɛlo] > [sjɛl] "ciel"
Il existe des exceptions à ces principes, mais elles sont généralement bien expliquées, par le biais de modification analogiques, d'influences des dialectes les uns sur les autres, de mots d'emploi très courant plus exposés à l'érosion phonétique que le reste du vocabulaire, et d'emprunts à d'autres langues ou la langue mère, qui peuvent donner lieu à des doublets lexicaux (ou le mot ayant subi l'érosion phonétique cohabite avec son étymon au même moment, avec un sens différent).
(2) exemple de doublets lexicaux en français :
Mot hérité (ayant subi les modifications phonétiques) - Mot emprunté au latin
peser - penser
raison - ration
livrer - libérer
queue - coda
œuvre - opéra
évier - aquarium
La zone traitée concernera essentiellement l'Europe de l'Ouest (et exclura donc les langues slaves et la zone des Balkans), et sera abordée en deux parties : une première partie sur les interactions entre l'aire romane et l'aire germanique, et une seconde partie consacrée aux langues minoritaires (où l'aspect synchronique sera davantage présent).
Première partie : interactions entre l'aire romane et l'aire germanique.
Les langues germaniques et les langues romanes sont deux sous-familles du groupe indo-européen, mais qui dès l'origine présentent des caractéristiques bien distinctes, tant sur le plan de la grammaire que de la phonologie, avec tout de même en commun un système vocalique à 5 voyelles, hérité de la langue mère.
(3) Système vocalique du latin et du proto-germanique :
Frontal | Central | Arrière | |
Fermé | i | u | |
Médian | e | o | |
Ouvert | a |
(+ opposition de quantité vocalique)
Les langues germaniques sont apparues au douzième siècle avant JC, au Danemark et au sud de la Scandinavie (Norvège, Suède, Finlande). Le latin, ancêtre des langues romanes actuelles, est attesté à Rome et ses proches alentours à partir du neuvième siècle avant JC. Les deux familles vont ensuite progressivement s'étendre, via l'expansion des tribus germaniques et les conquêtes de l'empire romain, en grignotant le territoire d'une autre sous-famille indo-européenne, le groupe celtique, qui s'étendait autrefois de l'actuel Royaume Uni jusqu'à l'Anatolie), pour finalement se retrouver en contact. À partir de là, les deux groupes vont commencer à s'influencer mutuellement.
Un premier phénomène observable va être l'apparition de voyelles frontales arrondies. Ces sons vont d'abords apparaître indépendamment dans les différentes langues germaniques, vers 450-500 après JC (peut être sous l'influence de la langue finnoise), via un phénomène nommé "umlaut germanique".
(4) Umlaut germanique : une voyelle devient frontale si la syllabe suivante contient un [i].
V > [+front] / _(C)$(C)[i]
Allemand :
[kaːsi] > [keːzə] "fromage"
[boːsi] > [bøːzə] "en colère"
[foːt] > [fuːs] "pied"
[foːti] > [fyːsə] "pieds"
Anglais :
[muːs] > [muːs] (puis > [məʊs] > [maʊs]) "souris (singulier)"
[muːsi] > [myːs] (puis > [miːs] > [məɪs] > [maɪs]) "souris (pluriel)"
Suédois :
[laŋgːaz] > [lɔŋ] "long"
[laŋgiθo] > [lɛŋd] "longueur"
Les langues romanes en contact avec les langues germaniques vont ensuite également acquérir ce type de voyelles à partir de 1100 après JC, mais par des processus phonologiques complètement différents.
(5) Développement des voyelles frontales arrondies dans les langues romanes.
-(a) Apparition de [y] par avancement systématique du [u], dans toutes les langues gallo-romanes (français, franco-provençal, occitan, et langues d'Italie du nord), à partir de 1100 après JC.
[u] > [y]
Latin > Français :
[murum] > [myʁ] "mur"
[lunam] > [lyn] "lune"
[unum] > [yn] (puis > [œ̃]) "un"
-(b) Apparition de [œ] ~ [ø] par réduction d'une diphtongue, à partir de 1300 après JC. Processus plus compliqué et moins étendu géographiquement :
-[o] accentué > [uo] / _$ (dans la plupart des langues romanes)
Italien : *[kore] > [kuore] "cœur"
-[uo] > [ue] (langues gallo-romanes et certaines langues ibériques)
Espagnol : [loko] > [luogo] > [lueɣo] "bientôt"
-[ue] > [œ] (langues gallo-romanes sauf occitan, seulement dans certains dialectes)
Français : *[kore] > [kuore] > [kuer] > [kœʁ] "cœur"
De la même façon, on va pouvoir observer l'apparition, dans la quasi totalité des langues romanes et germaniques, de consonnes fricatives post-alvéolaire (articulation absente aussi bien du latin que du proto-germanique), mais là encore par des processus très divers.
(6) Apparition de la consonne [ʃ] dans les langues romanes et germaniques.
Allemand : [sk] > [ʃ] / #_
[skript] > [ʃʀift] "écriture"
[skaft] > [ʃaft] "cheminée, conduit"
Anglais : {[sk],[sj]} > [ʃ]
[skeːotan] > [ʃuːt] "tirer"
[pasjon] > [pæʃən] "passion"
Italien : {[sk],[ks} > [ʃ] / _V[+front]
[faskium] > [faʃo] "faisceau"
[ekseligere] > [ʃeʎere] "choisir"
Portugais : {[ks],[kl],[pl], [sj], [ls]} > [ʃ]
[koksa] > [koʃa] "cuisse"
[klawem] > [ʃavi] "clé"
[pluwiam] > [ʃuva] "pluie"
[basːjare] > [baiʃaʁ] "baisser"
[pulsare] > [puʃaʁ] "pousser"
Français : [k] > [ʃ] / _[a] (également en franco-provençal et dans quelques dialectes occitan)
[kanem] > [ʃjɛ̃] "chien"
[kabalum] > [ʃəval] "cheval"
[kantare] > [ʃɑ̃te] "chanter"
[kapra] > [ʃɛvʁ] "chèvre"
[kausa] > [ʃoz] "chose"
(nombreuses exceptions dues à des emprunts au normand ou au latin, souvent avec doublets: champ/camp, chevalier/cavalier, chose/cause etc)
On peut trouver de nombreux autres exemples du genre, comme la propagation du [ʁ] français dans plusieurs langues germaniques, des réductions de voyelles communes au français et à la plupart des langues germaniques, le dévoisement des occlusives finales, etc...
Deuxième partie : les langues minoritaires.
Si, dans le cas des grands ensembles linguistiques, on a pu voir que les influences étaient réciproques, dans le cas de langues minoritaires, au contraire, la propagation de traits phonologiques se fait de façon nettement plus unilatérale, au point que si une langue minoritaire se retrouve à cheval sur le territoire de deux langues de prestige, on va souvent assister à une importante dialectalisation et à une divergence rapide des zones concernées.
On peut ainsi observer, en Basque, langue isolée non Indo-européenne parlée au sud ouest de la France et au Nord de l'Espagne, une tendance du système vocalique à s'aligner, d'un dialecte à l'autre, avec le système vocalique de la langue romane sur le territoire de laquelle il est parlé :
(7) Comparaison des systèmes vocaliques de dialectes basques.
Espagnol | Basque standard | |||||||
Frontal | Central | Arrière | Frontal | Central | Arrière | |||
Fermé | i | u | Fermé | i | u | |||
Médian | e | o | Médian | e | o | |||
Ouvert | a | Ouvert | a |
Béarnais (occitan) | Basque souletin | |||||||
Frontal | Central | Arrière | Frontal | Central | Arrière | |||
Fermé | i y | u | Fermé | i y | u | |||
Médian | e | o | Médian | e | o | |||
Ouvert | a | Ouvert | a |
Encore plus extrême est le cas du gallois et du breton. Langues celtiques appartenant au même sous-groupe dit "britonique", le gallois et le breton étaient à l'origine des langues très proches, parlées à proximité l'une de l'autre en Grande Bretagne, situation qui va être dérangée par l'invasion anglo-saxonne, à partir de 400 après JC. Tandis que les gallois resteront sur leur territoire d'origine, les bretons partiront pour s'installer dans l'actuelle Bretagne. Pour les 16 siècles à venir, les deux langues se sont retrouvées sous le chapeautage de deux langues complètement différentes (ce qui allait devenir l'anglais pour le gallois, et ce qui allait devenir le français pour le breton), mais également séparée l'une de l'autre, ce qui va donc entraîner une divergence massive, notamment au niveau de l'inventaire phonologique.
(8) Comparaison des systèmes vocaliques du gallois et du breton.
Anglais standard | Gallois du sud | |||||||
Frontal | Central | Arrière | Frontal | Central | Arrière | |||
Fermé | iː | uː | Fermé | iː | uː | |||
Presque fermé | ɪ | ʊ | Presque fermé | ɪ | ʊ | |||
Mi fermé | e | Mi fermé | eː | oː | ||||
Médian | ə | Médian | ə(ː) | |||||
Mi ouvert | ɜː | ɔː | Mi ouvert | ɛ | ɔ | |||
Presque ouvert | æ | ʌ | Presque ouvert | |||||
Ouvert | ɑː ɒ | Ouvert | a | ɑː |
Français hexagonal standard | Breton de Lorient | |||||||
Frontal | Central | Arrière | Frontal | Central | Arrière | |||
Fermé | i y | u | Fermé | i y | u | |||
Mi fermé | e ø | o | Mi fermé | e ø | ə | o | ||
Mi ouvert | ɛ ɛ̃ œ | (ə) | ɔ ɔ̃ | Mi ouvert | ɛ ɛ̃ | ɔ ɔ̃ | ||
Ouvert | a | ɑ̃ | Ouvert | a | ɑ̃ |
On voit donc que les langues minoritaires tendent à être fortement influencées par les langues majoritaires sur le territoire desquelles elles sont parlées, même si elles gardent quand même des spécificités qui leur sont propres. Ainsi, malgré des systèmes prosodiques similaires au point qu'un locuteur non entraîné puisse les confondre, l'anglais (langue germanique) et l'irlandais (langue celtique) ont des systèmes phonologiques clairement distincts.
Conclusion.
Malgré les mouvements qui visent à la standardisation des langues, les phénomènes de phonologie aréale, d'emprunts, d'influences, de propagations de traits phonologiques, restent très présents en Europe. Il peuvent ainsi apporter un certain éclairage sur la raison qui motive l'évolution phonétique des langues. Celle-ci est généralement expliquée par la paresse articulatoire, la tendance des locuteurs à progressivement simplifier la prononciation par souci d'économie. Mais ici, une autre explication possible émerge, celle que les locuteurs tendent en fait, inconsciemment, à rapprocher leur prononciation de celle de leur voisin, ou d'une variété langagière prestigieuse - et l'évolution phonétique aurait donc à sa source un phénomène socio-linguistique d'influences et d'emprunts.
Bibliographie
-Peter Auer, Frans Hinskens, Paul Kerswill, Dialect Change: Convergence and Divergence in European Languages, 2005, Cambridge University Press.
-Loïc Cheveau, Approche phonologique, morphologique et syntaxique du breton du grand Lorient (bas-vannetais), 2007, thèse, Rennes 2, http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/19/42/40/PDF/thesecheveau.pdf
-Le trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/
-Encyclopédie en ligne Wikipédia, version anglaise http://en.wikipedia.org/ et occitane http://oc.wikipedia.org/ + wiktionary http://en.wiktionary.org/
-Dictionnaire multilingue Wordreference, http://www.wordreference.com/
-Joseph Wright, An Old High German Primer, 1906, Oxford, Clarendon Press, http://mysite.wanadoo-members.co.uk/Marmaria/ohg/ohg_primer_contents.htm
-The New English-German Dictionary, http://www.iee.et.tu-dresden.de/cgi-bin/cgiwrap/wernerr/search.sh
-Priberam dicionário, http://priberam.pt/dlpo/dlpo.aspx
-Dizionario Italiano, http://www.dizionario-italiano.it/